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1. Coupe d'une maison parisienne le 1er janvier 1845

Source: dessin de Bertall gravé par Lavieille, gravure publiée dans Le Diable à Paris, Paris et les Parisiens, « revue comique » Jules Hetzel éditeur, 1845. Reprise dans L'lllustration du 11 janvier 1845 (p. 293) sous le titre : « les cinq étages du monde parisien ».
NB cette version colorisée est la couverture de l’édition de poche du roman de Georges Pérec La vie mode d’emploi.

Présentation

Légende: “Monsieur baille et madame dort en attendant les visites... Au second la floraison des vertus domestiques : le père, la mère, les enfants et les joujoux... Au troisième le propriétaire qui vient réclamer le terme échu ; sur le même palier un célibataire, vieux rentier retraité... au quatrième l’ouvrier sans argent, sa femme en pleurs et ses enfants sans feu ; l’artiste qui bat la semelle pour réchauffer l’inspiration ; le philosophe qui médite un ouvrage entre ses draps, son parapluie tout grand ouvert”

Artiste, éditeur et publication sont très caractéristiques de l'époque, marquée par l'apparition et le succès du livre illustré.

  • L'image d'édition, caractérisée par sa rapidité d'exécution et sa reproductibilité, ouvre une carrière féconde à l'artiste. Le vicomte Charles Albert d'Arnoux, comte de Limoges-Saint-Saëns (1820-1882), se fait un nom sous le pseudonyme de Bertall, comme les caricaturistes Daumier, Grandville et Philipon : il dessine par milliers des vignettes pour les recueils illustrés : Le Magasin pittoresque, L'Illustration , Le Journal pour rire, La Semaine des enfants, les Romans populaires illustrés... Voir photographie de Bertall : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bertall_by_Disd%C3%A9ri.jpg
  • Éditeur et écrivain, républicain quarante-huitard, Pierre Jules Hetzel (1814-1881) est connu pour ses séries illustrées et pour ses livres d'enfants, best-sellers de la science récréative. Quant au livre illustré, il est apparu avec les Voyages pittoresques des années 1820 puis avec les scènes et portraits romans et des livres d'histoire ; les années 1840, elles, voient la multiplication des « types » esquissant un véritable panorama social, sous l'influence de la « littérature physiologique ». Il en va ainsi avec « Les types » de la Comédie humaine de Balzac, publiés par Hetzel. De ce genre relèvent les « Cinq étages de la vie parisienne », extraits du Diable à Paris, illustré par Bertall et Gavarni et publié par livraisons successives en 1845 et 1846.
  • L'éclectisme du grand public romantique capté et élargi par la séduction de l'image, le renouvellement des goûts par l'urbanisation et la diffusion de l'instruction expliquent la réussite éditoriale des séries illustrées peignant les moeurs du temps.

1a. L’escalier : symbolise les différents degrés de la « pyramide sociale », sa fréquentation illustre le cloisonnement social et la sociabilité différente selon les classes sociales

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Les chats sont seuls à se risquer au dernier étage, populaire.

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Un petit bourgeois qui monte au troisième porte chapeau, mais son parapluie le rend prosaïque.

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Trois élégants visiteurs au second étage, les hommes portent le chapeau haut-de-forme.

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Des élégants visiteurs (deux hommes seuls, un couple, un enfant) au premier étage. Peut-être se rendent-ils au salon du premier étage.


1b. Le rez de chaussée

"Toutes les dames commises à la garde d'une maison sont en général d'anciennes cuisinières, d'ex-femmes de charge, qui ont appris à tirer le cordon dans les longues et interminables séances qu'elles ont faites dans la loge. Un héritier qui veut épargner à la mémoire de son parent un reproche d'ingratitude, à sa bourse une modique pension viagère, mettra à la porte, sans calembour aucun, l'ex-gouvernante du défunt.

Il en est au reste, du métier, de la profession, de l'état de portière, comme de tous les états, de toutes les professions, de tous les métiers en général ; tous ont leur bon et leur mauvais côté. Il y a dans celui-ci beaucoup de mal à se promettre, sans doute, il ne faut pas se le dissimuler ; mais aussi combien de compensations ! La portière ne règne-t-elle pas en souveraine des plus despotes sur tous les habitants de la maison, n'importent le rang, l'âge, le sexe et la classe à laquelle ils appartiendront ? Tous ne sont-ils pas soumis à ses lubies, à ses moindres caprices ? N'est-elle pas le factotum, le bras droit, le conseil du propriétaire ? N'est-ce pas elle qui perçoit les loyers, qui fait les rapports, donne et provoque les congés, qui dispose des caves, des greniers et des appartements ? Il y a à Paris deux mille maisons que je pourrais citer, que je ne citerai pas, mais dans lesquelles en dix ans on n'a pas vu une seule fois le propriétaire ; souvent même on ignore complètement s'il est homme ou femme, jamais, au grand jamais, on ne s'en est occupé.

Tout ce qui se présente à la reine de la loge ne l'aborde jamais que le chapeau à la main ou la main au chapeau. Le jour de la fête de la Vierge, sa patronne, sa demeure ne peut contenir les fleurs et les bouquets dont elle est assaillie ; au renouvellement de l'année, combien de cadeaux, de douceurs de toute espèce ; c'est à n'en plus finir."

Source: Henry Monnier, "La portière", Les Français peints par eux-mêmes, 1841.

Réchauffée par un fourneau et une cheminée, par un air de piano, une danse et un verre d'alcool, la petite bourgeoisie populaire du rez-de-chaussée concentre les manifestations de sociabilité. Elle a la gaieté facile de la culture du Boulevard qui fleurit dans les bals publics, les guinguettes et les cafés.

Elle ne se distingue qu'à peine des classes populaires, mais elle bénéficie d'un logement, comme la concierge, ou, comme la cuisinière et le maître de piano, d'un emploi sûr dont les salaires capitalisés constituent un petit pécule et une sécurité pour l'avenir. Bertall jette ici un œil sympathique et optimiste sur le sort des domestiques, tout comme il s'amuse de l'inévitable piano, attribut bourgeois pour une demoiselle de beau maintien qui vient sans doute du premier ou du deuxième étage.


1c. Le salon aristocratique

Le premier étage offre tous les signes extérieurs de « la vie élégante » et de l'aristocratie de la fortune que forment grands notables, demi-millionnaires et millionnaires, une étroite minorité, soit 0,8 % des successions de 1847. Le luxe est celui d'un décor d'apparat conçu pour les réceptions : lustre, cheminée de marbre sculpté, pendule et flambeaux, médaillons et trumeaux, objets de collection et biens de famille, doubles rideaux devant de vastes fenêtres, mobilier abondant et soigné sous de hauts plafonds...

La richesse permet l'oisiveté du rentier : les toilettes sont celles de l'après-midi, à l'heure des visites ; mais elle n'évite pas toujours l'ennui, que le tête-à-tête conjugal ne dissipe pas. Le salon, pourtant, est centre non seulement de sociabilité traditionnelle, mêlant hommes et femmes, mais aussi de vie littéraire, musicale, intellectuelle et politique, et l'oisiveté, monopole du « grand monde », est exceptionnelle.


1d. La famille de la bonne bourgeoisie

La bonne bourgeoisie partage avec l'aristocratie les privilèges de la fortune et du confort : ameublement abondant, décor flatteur, rideaux de lit. Mais elle ignore l'ostentation. L'affection d'un père attentif, les jouets des enfants,la présence de l'aïeule, évoquent le repli du couple bourgeois sur la famille, valeur bourgeoise, en un temps où l'amour maternel est la passion du jour et où le mariage d'amour fait son apparition. Dans cet horizon social, le mariage joue donc un rôle essentiel.


1e. La petite bourgeoisie

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Le débiteur, sans défense, est sur le point de partir avec son baluchon L'impécuniosité du locataire établit une transition avec les classes populaires. La société est moins compartimentée que les vignettes : par déclassement ou par ascension, la mobilité sociale demeure, même si elle se tasse sous la monarchie de Juillet.

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La similitude des dessins (avec 4) suggère que la petite bourgeoisie en est un modèle réduit, crucifix en plus; mais avec l'âge, l'animal domestique remplace l'enfant pour le célibataire et sa domestique ( ?) ou le couple âgé.


1f. Les classes populaires dans la pauvreté

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Le peintre barbu s'accommode de la bohème d'une vie d'artiste marginale mais comblée, puisqu'encombrée de toiles et animée de discussions fiévreuses. La bohême, du nom du roman d’Henri Murgier a inspiré l’opéra de Puccini et une célèbre chanson de Charles Aznavour.

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La philosophie ne fait pas vivre son homme : est-ce l'illustration du réformateur social prêchant dans le désert ? Ou le personnage du poète maudit, reproduit à de nombreuses reprises.

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Père et mère de famille se désespèrent et les enfants apeurés s'agrippent aux jupes de leur mère. Les bras croisés de l'homme symbolisent le chômage. Résisteront-ils au suicide, dont le nombre est multiplié par 2,5, à Paris, de 1817 à 1835 ? Le dessin évoque plus la dignité dans le malheur que la révolte violente, et brosse une image moralisante de la famille ouvrière, aux nombreux enfants.

Questions

  1. Qui est l’auteur de cette illustration, dans quelle publication ? Quelle est son intention ?
  2. Faites une rapide description de l’ensemble de la maison. Combien y a-t-il de personnes représentées ?
    Caractériser la diversité sociale des habitants des différents étages.
  3. Quels sont les moyens employés par l’artiste pour montrer que la pauvreté grandit au fur et à mesure que l’on monte l’escalier ?
  4. Quelles informations nous donne cette gravure sur la population parisienne en 1845 ?

Voir les réponses aux questions dans l'onglet "professeur".


Présentation du contexte historique et analyse

La croissance de la capitale française est rapide : de 547 756 habitants en 1801, la population passe à 1 053 262 habitants en 1851. L'immigration des provinciaux attirés par le marché d'embauche du bâtiment et de l'industrie est l'un des facteurs de cette croissance, qui frappe les contemporains mais que ces derniers ne maîtrisent pas : en 1833, un Parisien sur deux seulement est né à Paris. Les nouveaux venus s'entassent dans les « garnis » du centre-ville, à proximité de leur lieu de travail. La crise du logement emballe les loyers. Les fortes densités à l'hectare signalent une surpopulation, le cadre urbain, inchangé, étant inadapté à la surcharge démographique. La croissance désordonnée entraîne accumulation sur place, exhaussement des immeubles et occupation des mansardes et des greniers.

Aux antipodes de la critique sociale, le dessin décrit avec humour (cf la légende) la hiérarchisation verticale des conditions sociales par le logement (idée maîtresse et composition). Chaque étage, schématiquement, correspond à un niveau de fortune et de considération. L'escalier matérialise les échelons du rang. Les critères du classement social mis en œuvre ici sont classiques : la fortune, avec le prix des loyers ; le mode de vie ; enfin la considération. L'intention de l'artiste impose de le suivre étage après étage, après avoir étudié l'habitation dans son ensemble.

Un immeuble du vieux Paris intra-muros

Une maison du centre historique : haute maison étroite à trois étages, cet immeuble est représentatif du centre historique de Paris. La construction semble plutôt belle, avec la recherche décorative et le balcon de la façade sur rue, à droite de l'image. L'absence de cour ou de jardin sur la façade arrière souligne la densité d'occupation qui fait occuper jusqu'aux greniers. Avec 9 ménages et 22 personnes pour une centaine de mètres carrés, il illustre les fortes densités - plus de 135 habitants à l'hectare - du quartier des Halles et de l'Hôtel de ville, qui connaissent une forte immigration ouvrière, ou encore des quartiers compris entre le Paris médiéval et la barrière d'octroi (quelque 100 habitants à l'hectare). Huit enfants pour un seul vieillard incarnent la jeunesse d'une société au temps de la transition démographique.

Un microcosme social : l'immeuble apparaît comme un véritable microcosme, échantillon représentatif et complet de la société citadine. Tous les niveaux de fortune, toutes les conditions cohabitent sous le même toit, au quotidien. La description est conforme à la sociologie urbaine de type ancien, qui ignore la différenciation sociale de la maison et même du quartier. La distance sociale symbolisée par les marches de l'escalier ne provoque pas l'éloignement géographique. Deux absents, toutefois : la boutique et l'atelier, pourtant ancrés dans la ville. Pas de chambre de bonne non plus, alors que les domestiques, indispensables à la vie bourgeoise, représentent 17,5 % de la population parisienne en 1846.

La pyramide sociale

La « coupe d'une maison parisienne » est donc aussi une coupe de la pyramide sociale, non seulement parisienne, mais aussi de toute la société urbaine. C'est aux bourgeoisies qu'appartiennent les ménages 3, 4 et 5. La « bourgeoisie populaire » fait transition avec les vignettes 1 et 2. Elle n'échappe pas toujours à la précarité et à la pauvreté qui sont le lot des classes populaires et que subissent 4 ménages sur 9. Mais les niveaux de fortune ne sont pas rigoureusement compartimentés, ce qu’illustre bien que la position du locataire 6.

Sous les toits, déclassés, pauvres et marginaux (ménages 6 à 9). Ceux-ci ne sont évoqués ni comme « classes dangereuses » (Louis Chevalier) ni comme « barbares », pour reprendre le mot du romancier Eugène Sue. Entassement, précarité et pauvreté marquent leur condition : inconfort du froid et de l'humidité, puisque les combles n'ont pas de cheminée et qu'une gouttière perce le toit ; insalubrité due au manque d'air et de lumière une pièce borgne (8) et, dans les autres, seulement une lucarne ; dénuement du mobilier, ces garnis n'étant meublés que d'un lit et d'une ou deux chaises, quand l'huissier n'a pas tout saisi (6).

Ces ménages sont au-dessous du seuil de la pauvreté, comme 65 à 80 % des citadins vers 1846 et comme 73 % des Parisiens morts sans rien laisser derrière eux en 1847. Le loyer pèse alors pour 10 % du budget ouvrier, la nourriture comptant pour 60 %. Paupérisation et dégradation biologiques, de la Restauration à la monarchie de Juillet, se soldent par l'inégalité sociale devant la mort et la maladie -le choléra, en 1832 (L. Chevalier). Le taux de mortalité, pour la classe d' âge des 20 à 30 ans, s'élève à 45 ‰, bien au-delà de la moyenne nationale.

Source principale: Le XIXe siècle, collection Grand Amphi, JL Robert (dir), Paris Bréal, 1995. p.265-269.

Compléments

  • Célèbre tableau du peintre munichois Carl Spitzweg (1808-1885).
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    Source: Le pauvre poète, Munich, Neue Pinakothek, peinture à l'huile, 36 cm x 45 cm, don du neveu de l'artiste en 1887.
  • Roman de Henri Murger, Scènes de la vie de bohême (1851), dont sont inspirés les livrets de deux opéras de G. Puccini (1896) et R. Leoncavallo (1897)
  • Poème de Arthur Rimbaud (Octobre 1870) MA BOHÊME (Fantaisie.)

    Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
    Mon paletot aussi devenait idéal ;
    J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
    Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

    Mon unique culotte avait un large trou.
    — Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
    Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ;
    — Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

    Et je les écoutais, assis au bord des routes,
    Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
    De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

    Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
    Comme des lyres, je tirais les élastiques
    De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

  • Chanson de Charles Aznavour (1966) :
    http://www.frmusique.ru/texts/a/aznavour_charles/boheme.htm
    http://www.youtube.com/watch?v=nZvehG_Lgls