Professeur | Elève
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2. Les cinq étages

Dans la soupente du portier,
Je naquis au rez-de-chaussée.
Par tous les laquais du quartier,
A quinze ans, je fus pourchassée ;
Mais bientôt un jeune seigneur
M'enlève à leurs doux caquetages :
Ma vertu me vaut cet honneur,

Et je monte au premier étage,

Là, dans un riche appartement,
Mes mains deviennent des plus blanches.
Grâce à l'or de mon jeune amant,
Là, tous mes jours sont des dimanches.
Mais, par trop d'amour emporté,
Il meurt. Ah ! Pour moi, quel veuvage !
Mes pleurs respectent ma beauté,

Et je monte au deuxième étage,

Là, je trompe un vieux duc et pair,
Dont le neveu touche mon âme.
Ils ont d'un feu payé bien cher,
L'un la cendre et l'autre la flamme,
Vient un danseur nouveaux amours ;
La noblesse alors déménage.
Mon miroir me sourit toujours,

Et je monte au troisième étage,

Là, je plume un bon gros Anglais,
Qui me croit veuve et baronne,
Puis deux financier vieux et laids,
Même un prélat : Dieu me pardonne !
Mais un escroc, que je chéris,
Me vole en parlant mariage...
Je perds tout, j'ai des cheveux gris,

Et je monte encore un étage,

Au quatrième, autre métier :
Des nièces me sont nécessaires !
Nous scandalisons le quartier,
Nous nous moquons des commissaires.
Mangeant mon pain à la vapeur,
Des plaisirs je fais le ménage.
Trop vieille, enfin, je leur fais peur,

Et je monte au cinquième étage,

Dans la mansarde, me voilà :
Me voilà pauvre balayeuse !
Seule et sans feu, je finis là
Ma vie au printemps si joyeuse.
Je conte à mes voisins surpris
Ma fortune à différents âges ;
Et j'en trouve encore des débris,

Source: Paroles : Pierre-Jean de Béranger (1830). Air : Dans cette maison à quinze ans, ou J'étais bon chasseur autrefois.

Présentation

(les élèves écoutent l’une ou l’autre version avec le texte des paroles sous les yeux).

Les différentes strophes de cette chanson racontent les étapes de la vie d’une femme qui vit dans le même immeuble.

Questions

  1. Décrire les différentes étapes de sa vie : quel âge, quelle activité...
  2. Qu’est-ce que cette chanson nous dit de la condition des femmes au XIXe ?
  3. Comment et pourquoi peut–on mettre en relation le doc 2 et le doc 1 ? Pourquoi peut-on retrouver dans cette chanson les éléments d’une ségrégation verticale ?

Voir les réponses aux questions dans l'onglet "professeur".


Présentation du contexte historique et analyse

Le choix d’une chanson est tout à fait cohérent avec l’étude de la ville, car les chanteurs des rues sont l’un des petits métiers urbains. Accompagnés ou non d’un musicien ou jouant d’une orgue de barbarie, ces chanteurs chantaient soit dans les rues, soit dans les cours intérieures des immeubles, en attendant que les fenêtres s’ouvrent et que les occupants de l’immeuble leur envoient des pièces. La plus célèbre des chanteuses des rues au XXe siècle fut Edith Piaf.

référence émission télévisée de 1974 : une amie de jeunesse de Edith Piaf raconte leur passé commun dans les années 1930 :

http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/I04272335/simone-berteaut-souvenirs-du-belleville-d-edith-piaf-1-2.fr.html

http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/I04272336/simone-berteaut-souvenirs-du-belleville-d-edith-piaf-2-2.fr.html


Pierre Jean Béranger (1780-1857) est l’un des auteurs de chansons les plus prolifiques et les plus célèbres de la première moitié du XIXe siècle. C’est le prototype du chansonnier qui écrit sur des airs populaires (des « timbres ») des paroles de tous les styles : chanson à boire pour les cabarets, chanson sociale qui décrit la condition du peuple, et chanson politique, dans son cas hostile à la Monarchie, et fidèle aux idéaux révolutionnaires et républicains, incarnés par le souvenir de la Révolution de 1789, la république de 1792 et Napoléon Bonaparte.

Notice biographique : BERANGER Pierre Jean de (Paris,1780-Paris,1857). Auteur, poète et chansonnier.

Pierre-Jean de Béranger connaît une enfance et une jeunesse difficiles en raison de la ruine de son père, ancien agent d'affaires royaliste. Apprenti chez un imprimeur, il s'initie à la poésie. Républicain convaincu, il salue la prise de pouvoir de Bonaparte et obtient le soutien de Lucien Bonaparte, second frère de Napoléon. Il peut dès lors se consacrer à l'écriture. Fin 1813, il entre au Caveau Moderne, société de chansonniers parisiens qui se retrouvent chaque semaine. Le Caveau publie tous les ans un recueil de chansons de ses sociétaires La Clé du Caveau, ce qui permet de faire connaître leurs oeuvres auprès du public. En 1813, Béranger est déjà connu avec Les gueux et Le roi d'Yvetot qui brocardent I'appétit de gloire de l'Empereur. Après le retour de Louis XVIII en 1815, Béranger fait de la chanson une véritable arme politique. Sa chanson intitulée Le Vieux Drapeau est répandue clandestinement dans les casernes. La publication de son second recueil de chansons lui vaut un procès retentissant la fin de l'année 1821.On lui reproche surtout ses chansons égrillardes qui paraissent à l'époque antireligieuses il est condamné à trois mois de prison. Cette condamnation renforce sa popularité et ne modère pas la virulence de ses textes. Il continue d'attaquer la royauté avec Nabuchodonosor en 1823 et Le Sacre de Charles le Simple en 1825, dans lequel il ridiculise le couronnement de Charles X. Condamné une nouvelle fois en 1828, il passe neuf mois en prison durant lesquels Victor Hugo, Alexandre Dumas, Sainte-Beuve viennent lui rendre visite. Après la révolution de juillet 1830, Béranger ne brigue ni honneurs ni pensions et refuse d'entrer à l’Académie française. En 1848, élu sans être candidat, il refuse de sièger à la Chambre des députés. L’Empire tente aussi de rendre hommage à celui qui a été I'un des principaux artisans de la légende napoléonienne, mais Béranger reste à l'écart du pouvoir et décède le 15 juillet 1857. Le gouvernement impérial redoute même des manifestations lors de son enterrement. "Le chansonnier national » est enterré dès le 17 juillet à midi, sous escorte militaire.

Statue de Pierre-Jean Béranger Cliquer pour agrandir l’image
Source: Détail de la statue de Pierre-Jean Béranger sur la façade de l’Hôtel de ville de Paris.
Source: Sylvie Aprile 1815-1870 La révolution inachevée, in Histoire de France, Belin, 2010.

Les deux interprètes de cette chanson Germaine Montero et Michèle Bernard sont des représentantes de la « chanson française », ou quelquefois « rive gauche » (pour rappeler que ces chanteurs/ses se produisaient souvent dans des cabarets de la rive gauche de la Seine à Paris) très attentive au patrimoine, à la qualité des textes, et généralement engagée politiquement à gauche, du côté de la critique sociale et de la détestation du monde satisfait de la bourgeoisie… « chanson française » qui est un élément très important de la culture populaire de masse à mi chemin entre la poésie et la chanson populaire.

Version accompagnée au piano forte : http://sd-4.archive-host.com/membres/playlist/13610843839713036/Germaine_Montero_-_Les_Cinq_Etages.mp3

Germaine Montero Cliquer pour agrandir l’image
Source: Germaine Montero (Germaine Heygel Paris, 1909 - Orange, 2000).

Au début des années 1930, une jeune bachelière s'en va poursuivre ses études en Espagne. À Madrid, Germaine - qui prendra bientôt pour nom de scène Montero - fait la rencontre du poète et dramaturge Garcia Lorca. La passion des planches ne la quittera plus. Revenue en France pendant la guerre civile, elle devient une ambassadrice émérite du théâtre espagnol, dans des pièces de Lope deVega (Fontaux-Cabres) et de son ami assassiné (Noces de sang). Elle débute en 1938 au cabaret d'Agnès Capri , en interprétant des chansons populaires espagnoles. Dès lors , elle mène de front, avec un égal succès, une carrière de comédienne et une autre de chanteuse.

En 1947, elle vit l'aventure du Festival d'Avignon et du TNP avec Jean Vilar, mettant son talent au service de Pirandello, Claudel ou Montherlant. Elle demeure l'inoubliable Mère Courage de Brecht et Dessau (l951). Au cinéma, elle jouera dans une vingtaine de films, dont Lady Paname de Jeanson (l 950) et Monsieur Ripais de Clément (l954). Elle participe à de nombreuses émissions de radio, notamment avec Mac Orlan, et récite Henri Michaux au disque. Son répertoire de chanteuse est surtout littéraire. Dès l'Occupation, elle innove en montant avec Joseph Kosma un tour de chant sur des poèmes de Prévert , en zone sud puis en Suisse. Elle s'imposera après la guerre comme une référence dans les interprétations de Mac Orlan (Nelly , La Chanson de Margaret , La Fille de Londres) ou Louis Ducreux. Elle revisite avec bonheur les « classiques » de Bruant (À la Bastoche, Rose blanche) ou de Béranger (Ma grand-mère) . Mais elle chante aussi Ferré (La Chanson triste) ou Senlis et Delécluse (C'est à Hambourg). Bien d'autres titres marqueront sa carrière (Les Roses de Chenonceau, Tais-toi mon coeur ...) y compris en castillan (Despierte la Novis). Elle s'entourait d'excellents musiciens (Philippe-Gérard, van Parys). Avec une diction impeccable, un ton de diseuse empreint de grandeur et d'esprit, gouailleur ou viril à l'occasion, elle savait - sans excès - théâtraliser son répertoire.

Source: Les femmes de la chanson, deux cents portraits (1850-2010), Yves Borowice, (dir), Paris Textuel, 2010.

Version accompagnée à la vielle: http://www.archive-host.com/link/a5b2f73120dc4634f62bc291d054da058e8a5322.mp3

Michèle Bernard Cliquer pour agrandir l’image
Source: Michèle Bernard (Lyon, 1947).

Ancienne étudiante en lettres, Michèle Bernard fréquente le conservatoire d'art dramatique de Lyon et débute dans le théâtre avant de choisir la chanson. Son répertoire est inspiré par l'esprit de Mai 68 et son premier album, Le Temps des crises (1974), se veut une «chronique du peuple à travers ses chansons ». En 1978, révélation du Printemps de Bourges, elle surprend par ses textes passionnés et sa voix éclatante et expressive. Le patron du festival lui fait graver un album chez RCA. Une dizaine d'autres suivront ainsi que diverses oeuvres en collaboration. Loin des sirènes du show-biz, Michèle construit une oeuvre majeure. Peu diffusée en radio, malgré trois prix Charles-Cros et la reconnaissance de ses pairs, elle fait le Festival d'Avignon et effectue des tournées en France, au Québec, en Amérique latine, au Togo... avant d'être accueillie par des scènes nationales en «résidence chanson», Sur scène, Michèle se présente simplement, en pantalon et talons plats, et s'accompagne à l'accordéon ou au piano. Militante et fraternelle, elle écrit et chante pour communiquer ses passions, ses révoltes et ses rêveries. Son ton est toujours sincère et combatif, et sa thématique plurielle : la justice sociale (Oh comme ils ont rêvé), la xénophobie et l'intolérance (Nomade) ou des thèmes plus féministes (Les Petites Filles), avec toujours une pointe de mélancolie (Les Petits Cailloux) et la fleur de I'espérance (L’Horoscope et la Météo).

Parallèlement elle compose pour le cinéma et le théâtre et ose des créations ambitieuses : Des nuits noires de monde (1991), un spectacle pour chanteuse choeur de femmes et petit orchestre forain, consacré aux échanges et métissages entre Europe et Méditerranée ou encore une Cantate pour Louise Michel (2001) dédiée à la célèbre communarde. Depuis vingt ans, Michèle a trouvé refuge dans un ancien village-usine à une heure de Lyon Elle partage aussi ses recherches dans des sessions aux Ateliers Chanson de Villeurbanne et organise des ateliers d’écriture et d'interprétation.

C.M.

Source: Les femmes de la chanson, deux cents portraits (1850-2010), Yves Borowice, (dir), Paris Textuel, 2010.

Réponses aux questions

  1. les cinq périodes de la vie de cette femme : enfance et adolescence dans la loge de la concierge / épouse d’un jeune seigneur / veuve de son premier mariage, épouse d’un vieil aristocrate et en même temps maîtresse de son neveu / femme entretenue par différents amants / tenancière d’une « maison close » / femme de ménage.
  2. La vie de cette femme rappelle la condition des femmes du peuple qui n’ont pas de métier. L’ascension sociale passe par le mariage, par la prostitution individuelle (personnage de la « femme entretenue », de la « cocotte », de la maîtresse), ou organisée (« maison close » ou « maison »). La vieillesse est synonyme de misère le plus souvent.
  3. Chaque moment de la vie de cette femme correspond à l’un des étages de l’immeuble, du premier étage aristocratique à la mansarde sous les toits.