Professeur | Elève
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3. L’amateurs et la censure. Extrait de La main coupée de Blaise Cendrars

« Dans la journée c’était un paysage lunaire avec des entonnoirs de mines qui se chevauchaient, sa raffinerie de sucre qui avait été soufflée, son calvaire dont le Christ pendait la tête en bas, raccroché par un pied à sa croix, ce qui me valut, à moi, trente jours de prison, non pas pour y être aller voir en plein jour, mais pour en avoir fait une photo. (Certes, les sergents étaient jaloux de mon ascendant sur les hommes. J’avais le droit d’avoir un Kodak, mais il m’était interdit de m’en servir. Et lieutenant, capitaine, commandant, colonel confirmèrent cette interprétation pour totaliser autant de jours de prison. La prison, on ne la faisait pas tant qu’on était en première ligne. Mais l’on était mal noté et, quelque part à l’arrière, un scribouillard portait le motif dans un registre. La connerie de tout ça ! D’autant que cela ne m’a pas empêché de tirer des photos jusqu’au dernier jour.)

  • « [...] le chef de bataillon m’avait annoncé le caporal de son corps franc. C’est toi ?
  • Il paraît, mon général.
  • Et tes galons ?
  • Je n’en ai pas, mon général. J’ai trente jours de prison.
  • Tiens ! Et pourquoi ?
  • Parce que j’ai photographié le Christ de Dompierre.
  • Je ne comprends pas.
  • Oh, c’est toute une histoire, mon général. Personne n’y comprend rien. Faites-vous-la expliquer par le colonel. Mais je voudrais bien savoir si j’ai le droit des photos au front ?
  • C’est absolument interdit !
  • Vous voyez bien, mon général. Alors, moi, j’ai écopé 30 jours. Je ne rouspète pas.
  • Et j’espère bien que tu n’en fais plus ?
  • Au contraire, mon général, j’en envoie même aux journaux.
  • Qu’est-ce que tu dis ?
  • Oh, ce n’est pas grave mon général. C’est pour améliorer l’ordinaire. Le Miroir me les paie un louis et je trinque avec les copains. Je leur envoie du pittoresque. Rien que des secrets de Polichinelle. Et puis il y a la censure à Paris. Vous ne risquez rien.
  • Qu’est-ce que tu leur as adressé par exemple ?
  • Tenez, la photo de Faval qui avait fabriqué une arbalète comme nous n’avions pas de crapouillots dans les tranchées de Frise. Ses flèches portaient à 200 mètres. Je ne crois pas qu’il ait emplumé beaucoup de Boches.
  • Et quoi encore ?
  • Dernièrement la photo de Bikoff, le meilleur soldat de l’escouade, un Russe qui se camouflait en tronc d’arbre pour tirer du Boche à bout portant. Mais s’est fait bigorner au bois de la Vache. Une balle en pleine tête.
  • C’est tout ?
  • Oui, c’est tout, avec des explosions de mines, des vues d’un bombardement, des photos de vieux macchabées pris dans les barbelés et des scènes de poilus au cantonnement, je crois bien que c’est tout...
  • Écoute, me dit le général, je vais faire une enquête sur ton compte et si le résultat est bon, les renseignements favorables et s’il n’y a rien d’autre contre toi que l’affaire du Christ de Dompierre, tu pourras coudre tes galons.
  • Et je pourrai faire de la photographie, mon général ?
  • Il ne saurait en être question. C’est formellement interdit ! »
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Source: Blaise Cendrars, La main coupée, Paris, Éditions Denoël, 1946, réédition Folio, 2009, p. 26 et 266-267.

Lexique

Kodak : le nom commun renvoie à la commercialisation par l’Eastman Company en 1888 d’un boitier de petit format, le Kodak, comprenant des bobines pour le rouleau de pellicule. En 1900, est lancé le premier Brownie qui permet à tout amateur de réaliser simplement ses propres photographies : « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste ».

Présentation

Comme d’autres journaux en 1914, notamment L’Illustration, Le Miroir propose dès août 1914 de payer « n’importe quel prix les documents photographiques relatifs à la guerre présentant un intérêt particulier. » La Section photographique de l’armée, créée dix mois après le début de la guerre, fait aussi appel au public « et demande, dans un but d’intérêt public des épreuves de toutes les scènes militaires qu’ont reproduites ces fervents du kodak. » (Paul Ginisty, « La bataille devant l’objectif », Le Petit Parisien, vendredi 11 juin 1915). Mais en temps de guerre, l’armée veut contrôler la diffusion des images qui peuvent être source d’iFnformation pour l’ennemi ou influencer le moral des troupes et les représentations de l’arrière.

Frédéric Louis Sauser dit Blaise Cendrars (1887-1961), écrivain de nationalité suisse, signe le 29 juillet 1914 avec l’écrivain italien Ricciotto Canudo (1879-1923) l’« Appel aux étrangers résidant en France » : « [...] L'heure est grave. Tout homme digne de ce nom doit aujourd'hui agir, doit se défendre de rester inactif au milieu de la plus formidable conflagration que l'Histoire n'ait jamais pu enregistrer ». Il s’engage dans l’armée française. Il rédige en 1918 quelques pages de La main coupée où il dresse une série de portrait et de souvenirs (éditée en 2002) qu’il augmente et publie en livre en 1946. Il est blessé en septembre 1915 et naturalisé français en 1916.

Questions

  1. Quels progrès techniques ont rendu possibles les photographies précédentes ?
  2. Pourquoi la photographie amateur est-elle interdite au front ?
  3. Quelles sont les motivations de Blaise Cendrars dans l’envoi de photographies au Miroir ?
  4. Est-ce qu’il n’envoie que des photographies pittoresques, des photographies de « secrets de Polichinelle » ?

Voir les réponses aux questions dans l'onglet "professeur".


Contexte historique et analyse

Comme souvent dans La main coupée, Blaise Cendrars minimise les actions, dressant des portraits dans leur quotidien, le plus souvent à charge contre les gradés « naphtalinards » plus préoccupés du règlement militaire que de la vie des hommes. Le dialogue se situe lors de l’interrogatoire par un colonel faisant fonction de général d’un prisonnier allemand amené par Blaise Cendrars, lui-même faisant office de caporal, au bureau du général. Blaise Cendrars fait office d’interprète lors de l’interrogatoire. La scène montre les différences d’organisation et de discipline au sein des armées allemande et française en insistant sur l’aspect grotesque du général en pantoufles avec « un lourd revolver d’ordonnance passé dans la cordelière de sa robe de chambre sur le ventre ». Les exemples de photographies citées par Blaise Cendrars montrent bien qu’il ne s’agit pas seulement de « pittoresque » et de « secrets de Polichinelle » : le manque de matériel adapté, la mort d’un des meilleurs tireurs de l’escouade (la photographie parue dans Le Miroir passe pour avoir influencé une scène de Charlot soldat), les conditions de vie sous les bombardements, la mort, etc. Quant à la photographie du Christ de Dompierre, Le Miroir a publié en 1915 une page intitulée « Christs rendus plus symboliques par les obus » (n° 86 du dimanche 26 juillet 1915, p. 15) présentant six photographies de croix et de calvaires détruits (Marquivillers, Flirey, Ramscapelle, Noordshote, Maucourt, Berry-au-Bac) avec un commentaire qui en montre bien l’importance :

« Des soldats allemands ayant jugé bon de planter devant leur tranchée une pancarte sur laquelle on pouvait lire : ‘Dieu est avec nous ‘, nos soldats, avec leur esprit d’à-propos y répondirent par une autre pancarte : ‘Non, vous l’avez tué à Reims’. Ils auraient pu ajouter ‘et dans toutes les églises de Belgique et de France que purent atteindre vos obus’. Innombrables sont les Christs mutilés par les projectiles ennemis. Leurs blessures nouvelles n’ont fait que les rendre plus douloureux et plus curieusement symboliques.’ »

Questions

  1. Pourquoi la photographie amateur est-elle interdite au front ?
    Lors de la séance du mardi 4 août 1914 (http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/guerre_14-18/seance_4aout1914.asp), est adopté à l’unanimité un projet de loi « tendant à réprimer les indiscrétions de la presse en temps de guerre », qui stipule l’interdiction de « toute information ou article concernant les opérations militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l'ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations ». La loi promulguée le 5 août et publié au Journal officiel du 13 août interdit « de publier [...] des cartes postales ou illustrations reproduisant des canons ou des engins de guerre nouveaux ou du matériel ancien modèle, dans un paysage pouvant faire découvrir le lieu de l'emploi [...] des cartes postales renfermant scènes ou légendes de nature à avoir une fâcheuse influence sur l'esprit de l'armée ou de la population, cartes postales représentant matériel nouveau, armes, engins de toute nature. » (cité in Becker Jean-Jacques, La France dans la Grande Guerre, Paris, Laffont, 1980)
    Pour compléter, voir entre autres :
    • Forcade Olivier, « Censure, secret et opinion en France de 1914 à 1919 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 58, 2000, p. 45-53 (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mat_0769-3206_2000_num_58_1_404249).
    • Forcade Olivier, « Voir et dire la guerre à l’heure de la censure », in « Dire et montrer la guerre autrement », Le temps des médias, 2005/1, n° 4 (http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2005-1-page-50.htm).
    • Martin Laurent, « Presse et censure pendant la Grande Guerre - Quand le Canard était vraiment enchaîné », Clefs pour l'histoire, n° 5, 3ème trimestre 1999.

    • Prochasson Christophe, Rasmussen Anne (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La découverte, 2004.
    • Rajsfus Maurice, La censure, militaire et policière, 1914-1918, Le Cherche Midi, 1999.
    Quelles sont les motivations de Blaise Cendrars dans l’envoi de photographie au Miroir ?
    Voir présentation.
  2. Est-ce qu’il n’envoie que des photographies pittoresques, de « secrets de Polichinelle » ?

    Voir présentation.